2020 – Une impossible harmonisation des instruments budgétaires de l’Etat et des donateurs ?

(extraits de MATHIEU M. ET LAVIGNE DELVILLE P., 2020, « L’impossible harmonisation des instruments budgétaires de l’Etat et des donateurs. Contradictions institutionnelles, bricolages et manipulations du « budget programme par objectifs » au Bénin (eau potable et assainissement de base) », Revue internationale de politique comparée, 27 (2-3): 137-163)

Les instruments d’action publique ne se limitent pas à ceux qui organisent les rapports entre l’État et les citoyens. Analyser les instruments budgétaires, internes aux administrations, est aussi une clé d’entrée pour comprendre les recompositions de l’État en action. Bien plus, dans le cas des pays ‘sous régime d‘aide’, c’est une entrée pour interroger, dans le quotidien des pratiques bureaucratiques, l’imbrication croissante, et structurelle, des administrations nationales et des institutions d’aide, qui fait partie intégrante de la trajectoire spécifique de construction des États dans ces pays (Whitfield et Fraser, 2009), et mettre en perspective les discours politiques sur les grands principes de l’aide.

Depuis le début des années 2000, les institutions d’aide affirment en effet vouloir remettre les États receveurs au centre, s’aligner sur leurs priorités politiques et faire passer leur aide par leurs procédures budgétaires. De multiples instruments, diversement cohérents et pertinents, ont été promus et diffusés depuis vingt ans par les institutions d’aide, pour améliorer les procédures nationales de programmation et de suivi budgétaire, rendre possible une aide budgétaire accrue et ainsi avancer vers la mise en œuvre des ambitions de la Déclaration de Paris. On assiste ainsi depuis la fin des années 1990 à la création et la promotion d’une profusion d’instruments – de planification stratégique, de programmation, de gestion et de suivi budgétaire – inspirés du New Public Management et censés rendre plus efficace et transparente la gestion budgétaire des Etats, et rendre possible l’accroissement des volumes d’aide décidée au niveau international. En effet, « l’une des réformes les plus importantes est la réunification des budgets d’investissement, faits de projets de développement financés par des bailleurs extérieurs et des budgets nationaux définissant les crédits alloués par les lois de finances au secteur public. Ce traitement séparé des projets et des dépenses des administrations, désigné par le terme de « dualité budgétaire », a façonné les systèmes de gestion de nombreux pays africains en entérinant l’existence de plusieurs arènes d’accès aux ressources, notamment selon leur provenance (financement des projets par l’extérieur et ressources nationales) » (Samuel, 2009 : 10).

Le Budget-Programme par Objectifs est l’un de ces instruments. Issu de la rationalisation des choix budgétaires, il organise l’intervention de l’État en programmes, placés chacun sous la responsabilité d’une direction technique d’un ministère, et autour desquels est établi le budget national. Il intègre les ressources du budget national et celles en provenance des donateurs dans un même outil, donnant une vision globale des ressources disponibles, avec une perspective pluriannuelle, ce qui représente un changement majeur. Le BPO permet une déconcentration de la gestion des finances publiques au niveau des ministères sectoriels, il s’appuie sur une programmation pluriannuelle glissante détaillée des actions à conduire et des moyens financiers nécessaires, avec des indicateurs de performance.

A l’exception notable des travaux de Boris Samuel (2009; 2011), rares sont les recherches qui questionnent les politiques d’aide du point de vue de leur instrumentation. Or, les travaux sur les instruments ont montré que ceux-ci sont partiellement autonomes par rapport aux finalités qu’ils sont censés servir et ont leur effectivité propre. Le contrôle des ressources budgétaires est un enjeu de pouvoir fort, en même temps qu’une condition d’usage clientéliste des moyens publics. Étudier les instruments budgétaires en contexte d’aide internationale permet d’interroger « par le bas » tant l’État au concret que les rapports entre États et bailleurs de fonds, dans le quotidien des pratiques, et de mettre les discours sur la réhabilitation de l’État à l’épreuve des pratiques : en ouvrant un nouvel « espace budgétaire » (de Lucca et Raffinot, 2007 : 194), cette nouvelle architecture de l’aide modifie en effet les procédures et les rôles des acteurs responsables de la politique économique, ce qui met en cause des pratiques et des intérêts, et un partage de rôles entre financiers et planificateurs, tant dans les administrations nationales que chez les bailleurs de fonds. Au sein des administrations nationales, l’aide budgétaire induit des glissements de pouvoir au profit du ministère du budget contre les ministères sectoriels et, au sein de ces derniers, de la direction des finances. En les poussant à s’engager à plus d’alignement sur les politiques nationales ainsi qu’à l’accroissement des appuis budgétaires, la Déclaration de Paris assujettit les institutions d’aide à de fortes contraintes et limite leur autonomie stratégique comme la visibilité de leurs financements. En pratique, leur volonté d’avancer dans ce sens est à la fois variable selon les bailleurs et limitée (Wood, Betts, Etta et al., 2011).

Dans la ligne de ces travaux et dans une perspective de socio-anthropologie de l’action publique (Lavigne Delville, 2016), cet article – issu d’un dialogue entre les deux auteurs, sur la base de l’expérience et du matériau réuni par la première auteur, ancienne assistante technique au Ministère de la santé – analyse la mise en œuvre du Budget programme par objectifs (BPO), tel qu’il a été conçu et mis en œuvre dans le secteur de l’eau potable en milieu rural (EPR) et de l’hygiène et l’assainissement de base (HAB) au Bénin[2], sur financement d’aide budgétaire de l’Ambassade des Pays-Bas. Les différents bailleurs de fonds du secteur ayant des stratégies différentes, ce BPO n’est pas un instrument partagé entre bailleurs, c’est avant tout celui des Pays-Bas. Bien plus, les découpages de l’action publique en secteurs et sous-secteurs, chez les bailleurs et dans l’administration béninoise ne coïncident pas : réunis ensemble pour les premiers, eau potable et assainissement de base relèvent de deux ministères différents au Bénin. Dès lors, l’organisation de l’administration béninoise en budget-programme ne peut pas coïncider avec le BPO Eau et assainissement des Pays-Bas. Ce dernier est en pratique l’instrument de mise en œuvre des financements hollandais et pas un instrument de l’administration béninoise. De plus, les volumes financiers mobilisés sur ressources propres et via l’aide sont disproportionnés, témoignant de priorités politiques divergentes entre gouvernement et bailleur, contraires au principe d’alignement sur les priorités nationales. S’ajoutant aux contradictions institutionnelles, ces disproportions empêchent de respecter les procédures nationales d’élaboration budgétaire et obligent à des stratégies de contournement par recours systématique à des mesures dérogatoires, le tout complexifiant le travail administratif des ministères et induisant un retard chronique dans la mise en œuvre des activités programmées (Blundo, 2015).

L’analyse de la définition et des pratiques de négociation et de mise en œuvre de ce BPO confirme le caractère bricolé des instruments de programmation et de suivi budgétaire et le fait qu’ils reposent sur « une suite de tâtonnements, d’improvisations et de négociations, et non comme la mise en œuvre d’une technique rigide » (Samuel, 2011 : 102), sur « des compromis boiteux, des incohérences entre objectifs et instruments » (Lavigne Delville, 2016 : 47), où l’adhésion des bailleurs à leurs propres engagements est inégale et partielle, où la rigueur formelle n’est possible qu’au prix d’une fiction budgétaire.

Les travaux sur le CSLP et le CDMT au Burkina Faso (Samuel, 2009) ont montré ce caractère instable et bricolé de ces instruments, les incertitudes sur les chiffres et le caractère hautement politique et contrôlé de leur insertion institutionnelle qui permettent aux gouvernements de protéger leurs logiques d’utilisation clientéliste des ressources publiques malgré une adhésion de façade à cette succession d’instruments[3]. Le cas du BPO met en lumière des dimensions différentes : il souligne les contradictions pratiques liées aux tentatives de rompre avec le dualisme budgétaire et d’intégrer, via une aide budgétaire sectorielle, les financements de l’aide au budget national. En effet, malgré leurs exigences vis-à-vis de leurs interlocuteurs nationaux, les bailleurs jouent diversement le jeu de la coordination. Ils maintiennent leurs propres découpages sectoriels. Pour ces deux raisons, alors que le BPO est censé être un instrument unique commun à l’État et aux bailleurs, le BPO Eau et Assainissement de base est avant tout l’instrument des Pays-Bas.

Du fait même que les bailleurs continuent à privilégier leurs découpages et leurs priorités budgétaires, au détriment de ceux de l’État receveur, la finalité affichée des instruments budgétaires, en termes de renforcement et d’autonomie croissante des administrations nationales dans la conduite de l’action publique, n’est pas et ne peut pas être atteinte. A l’opposé des objectifs de la Déclaration de Paris, l’instrument BPO telle qu’il a été mis en œuvre au Bénin dans le secteur de l’eau et de l’assainissement contribue à désorganiser la politique de l’État béninois et à délégitimer la place accordée par son ministère de tutelle à la problématique d’hygiène et d’assainissement de base. Alors qu’ils doivent simplifier la tâche des responsables nationaux, les nouveaux instruments complexifient leurs relations avec les partenaires extérieurs et font porter une charge administrative accrue sur l’administration.

L’imbrication entre administrations nationales et dispositifs d’aide produit ainsi des contradictions institutionnelles qui rendent indispensables non seulement la présence des bailleurs de fonds aux différentes étapes de validation des budgets et des dépenses, mais aussi celle d’équipes d’assistance technique. Celle-ci ne constitue pas une « enclave » (Tidjani Alou, 1994; Dubois, 2009) au sein de l’administration comme ont pu l’être les cellules spécialisées des années 1990 (Naudet, 1999), au sens où elle travaille au quotidien avec les différents services et ne se substitue pas à eux. Mais, loin d’être une structure temporaire d’accompagnement des apprentissages, elle joue un rôle important et structurel d’amortisseur des contradictions du programme. Celles-ci-ci sont à la source des nombreux ajustements nécessaires a posteriori, dans la mise en œuvre, qui réouvrent des marges de manœuvre pour les acteurs nationaux, entérinés par les bailleurs car indispensables au décaissement de leurs financements mais contradictoires avec les objectifs de rigueur dans la dépense publique, et qui induisent des retards structurels dans la mise en œuvre de l’action publique. Comme pour l’aide budgétaire française au Niger et au Cameroun, le télescopage des procédures des bailleurs et de celles des États coproduits les retards (Blundo, 2015).

On ne s’étonnera pas que le BPO ne bénéficie que d’une médiocre légitimité auprès du gouvernement et des ministères concernés et reste perçu comme « une affaire de yovo » (de blancs) [4]. Cela ne signifie pas que le BPO ne serve à rien. En pratique, c’est un point de référence pour tous les intervenants même s’ils ne pratiquent pas l’aide budgétaire. Il permet d’agréger l’ensemble des intervenants autour et dans le sens d’une stratégie partagée, même si chacun l’interprète et ne prend à son compte que ce qui confirme ses propres intentions et n’y affecte que ce qu’il avait déjà décidé d’investir. Chacun trouve son compte dans ces instruments ambigus, contradictoires, ce qui justifie leur maintien malgré leurs contradictions et l’énorme énergie consacrée à les faire fonctionner malgré tout. Jusqu’à la prochaine réforme et aux prochains instruments.

Bibliographie

Assilamehoo E., 2003, « La gestion budgétaire par objectif: Un instrument de bonne gouvernance financière-le cas du Bénin », Liaison énergie francophonie,  (60): 36-41.

Blundo G., 2015, La coproduction du retard. Anthropologie de l’aide budgétaire au Cameroun et au Niger Marseille, Prospective Coopération, 49 p.

de Lucca F. et Raffinot M., 2007, « Aide budgétaire : le cas du Burkina Faso », Afrique contemporaine, 223-224 (3-4): 193-218.

Dubois J., 2009, Les politiques publiques territoriales. La gouvernance multi-niveaux face aux défis de l’aménagement, Coll. Res Publica, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.

Lavigne Delville P., 2016, « Pour une socio-anthropologie de l’action publique dans les pays ‘sous régime d’aide’ », Anthropologie & développement,  (45): 33-64.

Mede N., 2004, « La nouvelle gestion budgétaire: l’expérience des budgets de programme au Bénin », Afrilex,  (4): 56-86.

Samuel B., 2009, « Le cadre stratégique de lutte contre la pauvreté et les trajectoires de la planification au Burkina Faso », Sociétés politiques comparées, 16: 76.

Samuel B., 2011, « Calcul macro-économique et modes de gouvernement : les cas de la Mauritanie et du Burkina Faso », Politique africaine,  (124): 101-126.

Tidjani Alou M., 1994, « Les projets de développement sanitaire face à l’administration au Niger », Santé publique, 6 (4): 381-392.

Whitfield L. et Fraser A., 2009, « Introduction: Aid and Sovereignty », in Whitfield L., ed., The Politics of Aid, Oxford, Oxford University Press: 1-26.

Wood B., Betts J., Etta F., et al, 2011, L’évaluation de la Déclaration de Paris, phase 2, rapport final, Copenhague, Institut danois d’études internationales, 251 p.


[1] Voir aussi Blundo (2015) sur la mise en œuvre de l’aide budgétaire française au Niger et au Cameroun.

[2] Pour une analyse historique détaillée des instruments de gestion des fonds publics et notamment de l’aide au travers des budgets programmes au Bénin, voir Mede (2004) et Assilamehoo (2003).

[3] Le cas du BPO montre au contraire des effets plutôt positifs en termes de traçabilité. Si les petits arrangements avec les procédures de marché public ou la durée des missions sont nombreux, le seul détournement massif de fonds survenu pendant le programme a été immédiatement relevé et signalé, à l’occasion de la préparation d’une réunion du Comité d’orientation stratégique, où les engagements financiers sont comparés à la programmation et les fonds dépensés et disponibles sont vérifiés. Le système de contrôle a priori n’a pas pu jouer dans la mesure où l’ordre venait de trop haut. Mais le système de suivi de proximité a déjoué la manœuvre dès qu’elle s’est produite et l’affaire a été dénoncée immédiatement.

[4] Expression récurrente dans la bouche des acteurs nationaux impliqués.

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