2020 – Le Plan Foncier Rural, un instrument « pilote » au sein de politiques non stabilisées

(extrait de LAVIGNE DELVILLE P., 2020, « Les « plans fonciers ruraux » au Bénin (1992-2015) : La carrière d’un instrument « pilote » au sein de politiques non stabilisées », Revue internationale de politique comparée, 27 (2-3): 61-86)

Le Plan foncier rural (PFR) est un des instruments mis au point dans le cadre de l’aide internationale pour permettre la formalisation des droits fonciers coutumiers en Afrique, conformément aux prescriptions internationales en vigueur depuis les années 1980-90. Il consiste en un levé systématique, parcelle par parcelle, d’un territoire villageois, en couplant une enquête sur les droits (individuels ou collectifs) détenus (composante socio-foncière) et le levé des limites de la parcelle (composante topographique). Il aboutit à une documentation foncière couplant une carte parcellaire et un registre des ayants droit. Inventé en Côte d’Ivoire au milieu des années 1980, le PFR a été importé au Bénin au début des années 1990, dans l’optique de contribuer à une future réforme foncière. Il s’agissait de montrer qu’il était possible d’opérationnaliser une stratégie dite « adaptative » de reconnaissance légale des droits fonciers coutumiers individuel et collectifs, en dehors du modèle de l’immatriculation foncière et de la propriété privée individuelle.

Porté par l’aide internationale et mis en œuvre par des projets de développement successifs, le PFR a été depuis cette époque et jusqu’à récemment l’instrument central des politiques et des projets en termes de reconnaissance des droits fonciers coutumiers en milieu rural dans ce pays. Mais en 25 ans, cet instrument, a été objet de luttes sur sa finalité et ses modalités de mise en œuvre, et mobilisé au service de politiques divergentes. Conçu comme une alternative à l’immatriculation, il a d’abord été un instrument de promotion d’une réforme foncière, et mis en œuvre en marge du cadre légal dans des projets « pilote » financés par des bailleurs de fonds bilatéraux européens (1992-2005). Il a été un temps l’instrument central d’une politique adaptative de formalisation des droits coutumiers, individuels ou collectifs, pilotée par le Ministère de l’Agriculture avec le soutien de ces mêmes bailleurs (2000-2013) et concrétisée par la loi foncière rurale de 2007. Mais cette politique a été mise en cause par un autre processus de réforme, portée par le Ministère de l’Urbanisme avec le soutien d’un bailleur de fonds américain. En opposition à sa vocation initiale, le PFR est alors devenu un moyen au service d’une politique de diffusion de titres de propriété privée (2006-2013) et c’est dans cet objectif qu’il a été intégré dans le nouveau Code foncier et domanial de 2013. Mais l’Agence national du domaine et du foncier l’a en pratique marginalisé à partir de 2017 au profit d’un hypothétique cadastre censé couvrir toutes les parcelles même sans statut juridique.

A travers ce cas, ce sont les liens problématiques entre politiques publiques et instruments que l’on se propose d’analyser. La littérature sur les instruments d’action publique (IAP) insiste à juste titre sur l’autonomie relative de l’instrument par rapport à la politique : « l’action publique est un espace sociopolitique construit autant par des techniques et des instruments que par des finalités, des contenus et des projets d’acteurs » (Lascoumes et Le Galès, 2004 : 12). Mais ces analyses étudient le plus souvent l’instrument par rapport à une politique en place. Dans le cas des PFR, au contraire, la conception et la mise en œuvre de l’instrument sur le terrain a précédé le processus de formulation de la nouvelle politique foncière. Il perdure en s’adaptant, aux reformulations des objectifs généraux de la politique. Les rapports entre politique et instrument sont d’autant plus problématiques que, comme dans le cas étudié ici, la politique publique en question est en débat ou en cours de construction : institutions nationales et bailleurs de fonds ne partagent pas les mêmes visions de ce que doit être cette politique, et ces derniers utilisent les projets qu’ils financent pour expérimenter des politiques (Rondinelli, 1993) et pas seulement pour les mettre en œuvre, en aval de leur formulation. Ceci a des conséquences importantes car les interventions de terrain réalisant des PFRs dans les villages ont été en désajustement permanent, tant avec le cadre légal qu’avec les orientations des politiques en cours de négociations, ce qui contribue à leur faible impact.

Visant à reconfigurer les rapports entre l’Etat et les acteurs ruraux, par le biais de la cartographie et de l’enregistrement des droits fonciers locaux « informels » et à donner aux acteurs ruraux un accès à la légalisation de leurs droits fonciers, le PFR est bien un instrument de politique publique, « dispositif technique à vocation générique porteur d’une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation » (Lascoumes et Le Galès, 2004 : 14). C’est un instrument composite, constitué d’un ensemble de techniques (l’enquête socio-foncière, le levé de parcelle, les cartes parcellaires, les registres, etc.), eux-mêmes appuyés sur des outils (des fiches d’enquête, des photographies aériennes, des normes topographiques, etc.).

Sa permanence et ses évolutions continues, au cours des 25 ans de tentatives de réformes et de multiples rebondissements, et sa réinterprétation au service de finalités politiques différentes de celles qui lui ont donné naissance, tiennent au fait qu’il peut « satisfaire des rationalités divergentes, voire potentiellement incompatibles » et « être soutenu par le plus grand nombre possible de groupes » (Baudot, 2014 : 222). Suivre la carrière de cet instrument, de la Côte d’Ivoire au Bénin, de la recherche d’une alternative au titre foncier à sa réinterprétation au service d’une politique de privatisation des terres, a illustré son caractère à la fois stabilisé et plastique : stabilisé, au sens où demeurent sa finalité globale (cartographier les droits coutumiers), sa logique cadastrale (cartographier un territoire dans sa totalité) et sa combinaison entre logique topographique (levé des limites de parcelles) et socio-foncière (identification des droits portant sur les parcelles); plastique, au sens où chacune de ses composantes, de ses techniques et de ses outils, peut être redéfinie (les formulaires d’enquête redéfinis, la planchette remplacée par le GPS, les normes de précision accrues), et que la hiérarchie entre ses dimension socio-foncière et topographique peut être inversée. Le PFR peut ainsi « servir des fins et accomplir des missions très différentes au cours du temps » (idem : 217). Il n’est pas « réductible à une rationalité technique pure. Il est indissociable des agents qui en déploient les usages, le font évoluer et composent à partir de lui des communautés de spécialistes » (Lascoumes et Le Galès, 2004 : 14). Ce n’est pas le nom ou le label de l’instrument qui définissent sa signification politique, mais la combinaison des techniques et des outils qui le composent, de leurs articulations et de leurs hiérarchies, lesquelles évoluent en fonction des groupes d’acteurs qui s’en emparent et des projets politiques qu’ils poursuivent. Ce constat appelle à dépasser les analyses globales qui prennent l’instrument comme un tout cohérent et pose de façon renouvelée la question du rapport de l’instrument aux politiques qu’il est censé contribuer à concrétiser.

Suivre la carrière d’un instrument et interroger ses liens problématiques à la politique, c’est en effet non seulement suivre son histoire propre (émergence, institutionnalisation, autonomisation, disparition – cf. Halpern et al. (2014 : 40)) mais aussi ses évolutions internes. C’est se donner les moyens de comprendre « à quelles conditions – qui n’ont parfois aucun lien avec les intentions explicites formulées au sujet d’un instrument – des configurations ayant donné naissance à des instruments parviennent [ou pas, devrait-on ajouter] à durer et à entretenir la croyance en leur efficacité » (Baudot, 2014 : 197). En l’occurrence, si le PFR a pu se maintenir et être réinterprété comme instrument de promotion du titre foncier, c’est parce que la loi, qui définit le statut légal des parcelles enregistrées a changé, mais aussi parce que, sous l’effet de coups de boutoir successifs, les normes techniques de levé ont été rapprochées de celles de l’immatriculation foncière, avec des exigences de précision non nécessaires en milieu rural. Sa survie n’a pas tenu à ce que « les configurations qui les soutiennent sont assez fortes pour résister à la pression d’autres groupes, porteurs d’autres techniques » (Baudot, 2014 : 220), car il n’y a guère eu de proposition alternative, mais au fait que les groupes porteurs d’un autre projet politique ont réussi à en modifier tant le contenu que le cadre de mise en œuvre pour le mobiliser dans leurs intérêts.

Son sens politique ne se cristallise cependant qu’au regard des autres instruments auxquels il est adossé : la loi qui le légalise (loi 2007 ou Code foncier), le certificat ou le titre sur lequel il débouche, le dispositif de mise en œuvre des opérations PFR (projet ou institution, leadership des géomètres ou des sociologues), le dispositif d’administration des droits enregistrés (décentralisé ou étatique). C’est bien une « combinaison d’instruments » (Halpern, Lascoumes et Le Galès, 2014 : 35), dans un contexte politique donné, qui définit concrètement la politique. S’ils ont leur logique propre, les instruments ne prennent véritablement sens qu’au sein d’un cadre institutionnel de mise en œuvre, en relation avec de nombreux d’autres instruments. Cette question de la dimension institutionnelle et organisationnelle de mise en œuvre des IAP semble assez peu travaillée dans la littérature sur le sujet. On pourrait faire l’hypothèse que cela découle des différences d’environnement institutionnel entre pays industrialisés et pays « du sud », la (comparativement) plus faible institutionnalisation des administrations en Afrique, d’une part, la capacité de l’aide à susciter des organisations ad hoc, d’autre part, contribuant à une plus grande instabilité institutionnelle. En tous cas, le fait que le PFR soit issu de projets d’aide internationale et que sa carrière soit intrinsèquement liée à des politiques en devenir, non stabilisées, est fondamental pour l’analyse.

La mise en œuvre des PFRs dans des logiques « projet », en anticipation ou en décalage avec les réformes politiques en cours d’élaboration, a en effet contribué à leur absence d’institutionnalisation locale et au délitement des deux premières générations. L’absence d’institutionnalisation et de pérennité est en effet une caractéristique fréquente des interventions portées par l’aide internationale, au carrefour d’interventions inadaptées et des conséquences des logiques « projet ». Comme l’anthropologie du développement l’a largement montré, mettre en œuvre l’action publique par projet produit des inégalités territoriales, entre les espaces où agissent les projets et ceux où ils n’agissent pas, et une précarité et instabilité de l’action publique (Valette, Baron, Enten et al., 2015).

Le fait que les PFRs aient été mis en place dans le cadre de projets financés par l’aide internationale, dans une logique « pilote », en anticipation d’une future réforme foncière, illustre ainsi une autre facette de la coproduction de l’action publique dans les pays sous régime d’aide (Lavigne Delville, 2016) et des logiques « projet » : avant d’être un instrument de la politique foncière béninoise, le PFR a été un instrument de promotion du changement dans la politique foncière, au service des stratégies des bailleurs de fonds, rejoints progressivement par les équipes du projet et les experts nationaux et internationaux favorables au paradigme d’adaptation en matière foncière. Il a été conçu dans ce sens, et l’est demeuré pendant 15 ans, jusqu’aux lois foncières successives de 2007 et 2013.

Le cas du PFR montre ainsi que l’acceptation d’un instrument par un gouvernement receveur d’aide internationale, son existence pendant 25 ans et son intégration au cadre légal ne signifie pas nécessairement un soutien aux objectifs politiques sous-jacents. Grâce à leur offre de financement, les bailleurs de fond peuvent négocier le consentement des pouvoirs publics à l’expérimentation des instruments nouveaux, dans le cadre d’opérations « pilote », réalisées en marge du cadre légal du moment, dans l’espoir que la greffe prenne et que les propositions de réforme qu’elles sous-tendent soient entérinées. Ces financements et ces projets permettent de soutenir – quand ils ne les suscitent pas – des groupes d’acteurs qui trouvent des intérêts (politiques, corporatistes, financiers) à défendre et promouvoir ces nouveaux instruments et ces réformes, et qui deviennent des entrepreneurs de politique publique. Mais le caractère « pilote » même de ces projets n’engage pas le gouvernement. Tant celui-ci que les différents groupes d’acteurs concernés disposent de nombreux moyens pour freiner ou rendre impossible l’institutionnalisation de l’instrument. La continuité du soutien financier des bailleurs de fonds peut permettre, pendant un temps, la survie artificielle, dans le cadre de projets, d’instruments dont la greffe dans les politiques publiques est incertaine, il ne suffit pas à produire les réformes ou en tous cas à les institutionnaliser durablement. Les projets ne sont pas des substituts à la constitution de réseaux d’acteurs élargis, fortement ancrés dans la société, en situation de négocier voire d’imposer les réformes, et la précarité induite par le financement par projets interroge sur la capacité des instruments promus par l’aide à être institutionnalisés et donc à structurer réellement les rapports entre l’Etat et la société. La faible demande paysanne pour des certificats interroge aussi la conception de la sécurité foncière sous-jacente et l’adéquation de l’instrument PFR aux problèmes d’insécurité, d’ampleur variée, vécus par le monde rural.

Références

Baudot P.-Y., 2014, « Le temps des instruments. Pour une socio-histoire des instruments d’action publique », in Halpern C.,  Lascoumes P. et Le Galès P., ed., L’instrumentation de l’action publique. Controverses, résistances, effets, Paris, Presses de Sciences Po: 193-236.

Halpern C., Lascoumes P. et Le Galès P., 2014, « L’instrumentation et ses effets. Débats et mises en perspective théorique », in Halpern C.,  Lascoumes P. et Le Galès P., ed., L’instrumentation de l’action publique: controverses, résistances, effets, Paris, Presses de Sciences Po: 15-59.

Lascoumes P. et Le Galès P., 2004, « Introduction : L’action publique saisie par ses instruments », in Lascoumes P. et Le Galès P., ed., Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po: 11-44.

Lavigne Delville P., 2016, « Pour une socio-anthropologie de l’action publique dans les pays ‘sous régime d’aide’ », Anthropologie & développement,  (45): 33-64.

Rondinelli D. A., 1993, Development projects as policy experiments: An adaptive approach to development administration, London, Routledge.

Valette H., Baron C., Enten F., et al ed., 2015, Une action publique éclatée ? Production et institutionnalisation de l’action publique dans les secteurs de l’eau potable et du foncier – Burkina Faso, Niger, Bénin, Coll. Actes du colloque, Nogent sur Marne/Toulouse, GRET/LEREPS.

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