(extrait de LAVIGNE DELVILLE P., COLIN J.-P., LÉONARD E., LE MEUR P.-Y., 2022 –
« Les politiques et opérations de formalisation des droits sur la terre ».
In Colin J.-P., Lavigne Delville P., Léonard E. (ed.): Le foncier rural dans les pays du Sud.
Enjeux et clés d’analyse, Marseille, IRD Editions/Quae: 719-800)
Nous nous intéressons dans cette section aux opérations de formalisation. Une politique publique ne se résume pas à ses objectifs, elle passe par des dispositifs de mise en œuvre et des équipes, qui mobilisent des instruments et des méthodes. La réalité d’une politique est avant tout la résultante des actions des acteurs chargés de sa mise en œuvre. Les dispositifs et les instruments ont une certaine autonomie par rapport aux objectifs qu’ils sont censés servir et ont leurs effets propres (Lascoumes et Le Galès, 2004 a)[1].
Nous avons souligné la diversité des approches de la formalisation des droits. Nous commençons par proposer une typologie des démarches de formalisation, permettant de les caractériser au carrefour d’une série de critères. Nous discutons ensuite la question du choix des dispositifs de mise en œuvre et de leurs effets sur l’opérationnalisation de la formalisation. Nous terminons par une discussion approfondie de la façon dont les opérations de formalisation redéfinissent les droits qu’elles enregistrent, à des degrés variés selon leur objectif et leurs méthodes.
La diversité des démarches de formalisation
Parler de façon générale des politiques de formalisation ne dit rien des choix de mise en œuvre, qui varient pourtant fortement (Fitzpatrick, 2005), en fonction du paradigme dans lequel leur démarche s’inscrit, mais aussi des choix politiques et institutionnels qui sous-tendent la réforme. Six entrées permettent de dessiner l’espace des possibles[2].
a) Formaliser les droits ou les transferts de droits ? La plupart des politiques de formalisation se centrent sur les droits détenus sur une parcelle donnée. En cohérence avec les pratiques locales de recours à des contrats sous seing privé, de rares approches mettent au contraire l’accent sur la formalisation des accords de transfert de droits (c’est-à-dire des contrats) (Colin, 2013 ; Comby, 2007 ; Fitzpatrick, 2005 ; Kanji et al., 2005). Lorsque l’accent est mis sur les droits de propriété eux-mêmes, la sécurité des contrats de faire-valoir indirect de long terme peut être problématique ou, à tout le moins, fragilisée si ces contrats ne sont pas enregistrés au cours de l’enquête.
b) Droits individuels et/ou collectifs ? La formalisation peut être réservée aux individus et correspondre à une propriété de fait (concentration du faisceau de droits au profit d’une seule personne, avec restriction éventuelle du droit de vendre), ou considérer différents types de sujets de droit collectifs (groupes familiaux plus ou moins élargis ; communautés villageoises exerçant des droits sur des réserves foncières, des parcours, des forêts, etc.). Les terrains familiaux peuvent être enregistrés au nom du chef de ménage ou de différents membres de ce ménage. Par exemple, en Éthiopie, en situation de polygamie, la première parcelle est enregistrée au nom de l’homme et de sa première épouse, et les suivantes au nom des autres épouses (Deininger et al., 2009 : 250). Certaines politiques poussent à enregistrer les terres au nom des deux conjoints (Colin et Rangé, 2022). Dans le cas de formalisation de droits collectifs se posent les questions de l’envergure du collectif bénéficiaire, de sa gouvernance, et du statut des droits individuels exercés dans le cadre de cette possession collective.
c) Titre de propriété ou certificat de possession ? Les statuts juridiques établis par la formalisation peuvent se limiter aux catégories de droit déjà existantes (en Afrique francophone, le titre foncier issu de la procédure d’immatriculation, qui correspond à une propriété privée absolue et garantie par l’État, fondée sur la purge de tous les autres droits existants). Mais certains pays ont créé d’autres catégories juridiques (certificat de possession, certificat d’usage de droits fonciers, attestation de détention coutumière, etc.). Ces certificats peuvent correspondre à une propriété privée non garantie par l’État, et donc contestable juridiquement (Madagascar), à la possession individuelle, garantie par l’État, d’une parcelle relevant d’une propriété collective (ejidos mexicains), à une possession coutumière, individuelle ou collective (Burkina Faso), à des droits d’usage sur le domaine de l’État (Éthiopie, Vietnam, Algérie dans le cas des concessions). Ils portent le plus souvent sur les parcelles cultivées, mais peuvent concerner l’ensemble des terres d’un ménage (Vietnam), ou des droits individuels d’accès à des communs (Mexique). Ils peuvent être librement transférables (Bénin, Burkina Faso, Madagascar, Côte d’Ivoire) ou non (Sénégal, Éthiopie), être soumis à condition de résidence (Éthiopie), ou à des seuils de surface (Vietnam, Mexique). Ils peuvent être convertis en titres fonciers, selon une procédure optionnelle (Mexique) ou obligatoire au terme d’un certain délai (Côte d’Ivoire).
d) Formalisation à la demande ou systématique ? La formalisation à la demande est optionnelle et suppose une démarche volontaire, ce qui constitue un biais de sélection en faveur des candidats aisés, familiers des rouages administratifs, au risque d’exclure de l’accès au droit les acteurs moins favorisés socialement et moins bien connectés politiquement. La formalisation systématique à l’échelle d’un territoire est censée éviter ce biais et réduire les coûts unitaires. L’ensemble du « terroir » villageois est alors l’objet de procédures d’identification et de validation des droits sur la totalité des parcelles. De telles démarches obligent cependant à créer (ou à étendre) une administration foncière capable de gérer rapidement une grande masse d’information, ce qui pose des problèmes de saut d’échelle.
e) Quels dispositifs pour l’administration des droits formalisés ? Les droits recensés sont inscrits dans des registres et sur des cartes, au niveau d’un dispositif d’administration chargé de les tenir à jour en reportant les mutations (ventes, héritages, donations), les subdivisions, et en émettant les nouveaux titres ou certificats correspondants. La gestion de ces tâches relève classiquement de l’administration foncière publique, souvent centralisée, distante et critiquée pour son opacité. Les réformes peuvent intégrer la déconcentration (antenne locale) de l’administration foncière nationale, parfois grâce à la création d’une agence dédiée, censée être plus transparente, ou la décentralisation (par transfert de responsabilité à une instance locale), pour la rendre plus proche des citoyens. Les démarches promouvant des statuts juridiques alternatifs au titre foncier privilégient ainsi souvent la mise en place d’un service foncier communal (Madagascar, Burkina Faso) ou d’instances déconcentrées (comme le Registre agraire national, au Mexique). Au Vietnam, ce sont les communes populaires qui ont la charge d’administrer les « livrets rouges ». Ces institutions peuvent parfois s’appuyer sur des comités locaux villageois, chargés de valider les transactions et de préparer les demandes de reconnaissance et de mutation. Dans d’autres cas, comme au Niger, ces fonctions ne sont pas assumées par une institution publique spécifique, mais par des commissions qui regroupent autorités coutumières et agents de l’État à différents niveaux. Le choix du dispositif d’administration foncière et son degré de décentralisation traduisent la place accordée aux normes et aux autorités locales dans l’identification et surtout l’actualisation des droits enregistrés. Dans tous les cas se pose la question de la capacité de ces dispositifs à assurer de façon fiable et durable l’archivage de la mise à jour de l’information foncière – l’exigence de proximité étant souvent en tension avec les capacités techniques et administratives –, ainsi que celle de leur financement. On notera que la question des autorités foncières est globalement largement négligée ou subordonnée à une vision administrative ou gestionnaire du processus de formalisation, alors que c’est un enjeu central de la mise en œuvre de ces politiques et en particulier des différends qu’elles ne manqueront pas de susciter, dans leur mise en œuvre ou ultérieurement, et qu’il faudra régler.
f) Les méthodes d’identification des droits et de levé des limites. Les démarches d’identification et d’enregistrement des droits combinent, avec des équilibres variés, une enquête socio-foncière, qui vise à identifier les droits détenus et leurs titulaires, et des relevés topographiques, dont l’objectif est d’identifier et de cartographier les limites des parcelles. Le degré de sophistication et de précision exigé pour chacune de ces opérations et le profil des acteurs qui en sont chargés traduisent la priorité donnée à une approche de sécurisation foncière, où la légitimité des droits enregistrés par l’enquête socio-foncière constitue le critère discriminant, ou à une approche de type cadastral, qui prête un intérêt prioritaire à la précision des limites et une attention moindre à la question des détenteurs de droits. Le déroulement de l’enquête repose en général sur une procédure contradictoire sur la parcelle, en présence des voisins et de témoins, parfois de l’autorité villageoise ou communale, suivie d’une phase de « publicité », à l’occasion de laquelle les données collectées sont exposées, afin d’en révéler les erreurs ou biais éventuels et d’en permettre la contestation avant la délivrance des titres ou des certificats. Cette tâche peut être prise en charge par des autorités locales, être déléguée à des professionnels (géomètres, topographes, enquêteurs) ou, plus souvent, reposer sur une combinaison de ces dispositifs. Selon les catégories juridiques retenues, l’enquête prend ou non en compte la diversité des droits sur les ressources naturelles, ainsi que celle des ayants droit familiaux et des autres exploitants de bonne foi. Le levé des parcelles peut s’appuyer sur des outils simples (cordes d’arpentage, photos aériennes) ou sophistiqués (images satellites, GPS, SIG). L’accent mis sur la dimension topographique, la sophistication technique, la précision dans l’identification des limites et le relevé systématique va en général de pair avec la mobilisation de professionnels, ce qui a une incidence sur le coût et la durée des opérations, au risque d’exclure les populations les plus vulnérables ou de provoquer des interruptions par manque de budget. Les levés réalisés et reportés sur une carte par des instances locales peuvent pour leur part être de qualité moyenne, ce qui peut représenter un problème pratique ; cependant, l’enjeu principal en termes de sécurité foncière est le plus souvent l’identification du ou des titulaire(s) des droits, et l’identification sur le terrain des limites, plus que la précision de la carte.
Les politiques de formalisation des droits fonciers ruraux se différencient à partir de ces différents critères. Lorsqu’elles sont mises en œuvre sur financement d’agences de coopération internationale, les priorités divergentes de ces dernières peuvent conduire à juxtaposer dans un même pays des démarches présentées ici comme contradictoires.
La combinatoire de ces critères dessine un gradient entre deux conceptions de la formalisation :
– une logique d’administration foncière, fondée sur une approche cadastrale (la formalisation de droits de propriété privée, extraits des normes coutumières et gérés par des dispositifs étatiques spécialisés). Les Plans fonciers ruraux du Bénin, depuis le Code foncier de 2013, ou la politique foncière rwandaise relèvent de cette logique ;
– une logique de gouvernance foncière, qui se fixe comme priorité la gouvernance et l’exploitation paisible des terres, la formalisation des règles, des accords et des usages prenant le pas sur la formalisation des droits en tant que tels. Des instances hybrides, s’appuyant sur les normes locales encadrées par le droit, prennent en charge la gestion du territoire et de ses différentes ressources, et organisent la formalisation des droits et l’enregistrement des mutations à la demande. Cette option est privilégiée, par exemple, par le Code rural du Niger (Mamalo et al., 2007).
Un certain nombre d’expériences se situent dans un espace intermédiaire entre ces deux positions. C’est le cas du secteur de la propriété éjidale, au Mexique, où une administration étatique, le Registre agraire national, gère les certificats fonciers et leurs mutations, mais où les ventes de terre sont encore largement régulées par des instances locales, qui peuvent les rejeter au motif de la résidence des acheteurs (Bouquet et Colin, 2009) ; ou encore au Vietnam, où les Livrets rouges sont gérés par l’administration communale. Dès lors que l’accent est mis sur la formalisation des droits sur les terres agricoles, les choix de méthodes ont des incidences directes sur les coûts. Les chiffres trouvés dans la littérature varient entre 1 USD en Éthiopie, pour l’enregistrement massif par les comités locaux, sans cartographie et sans registre centralisé (Deiningeret al., 2009 : 265) et 300 à 400 USD pour l’établissement de certificats individuels en Côte d’Ivoire (Kouamé, 2013 : 58), en passant par 7 à 28 USD au niveau des guichets fonciers municipaux à Madagascar (Jacoby et Minten, 2007). La comparabilité des coûts pose le problème de leur construction, mais ces écarts témoignent d’un souci très variable d’accessibilité sociale de la formalisation.
Les choix de dispositifs et leurs conséquences
Cette section interroge les opérations de formalisation, leurs logiques, leurs outils et leurs effets depuis la perspective des dispositifs de l’intervention. En effet, les politiques foncières ne prennent corps qu’à travers des dispositifs et des instruments. Les choix organisationnels et techniques qui fondent ces dispositifs résultent de jeux d’acteurs complexes, d’enjeux de positionnement et de pouvoir, de stratégies institutionnelles et de luttes entre corporations et organisations, qui cherchent à protéger ou à construire des prérogatives et des rentes, en se maintenant ou s’imposant comme opérateurs de la mise en œuvre et bénéficiaires des soutiens financiers. Ces dispositifs techniques, institutionnels et organisationnels sont ensuite l’objet de stratégies d’appropriation sélective et de reformulation de la part des acteurs qui, à différents niveaux (administration nationale, structures d’intervention, comités locaux…), construisent la politique de formalisation « en actes » (Mosse, 2005). Il importe donc d’analyser ces jeux de réappropriation pour comprendre les incidences des réformes.
Des dispositifs qui ont leurs logiques et intérêts propres
Un élément central de l’analyse des programmes de formalisation concerne leur opérationnalisation, à travers, selon les cas, des administrations existantes ou créées pour l’occasion, ou des dispositifs ad hoc de type « projet », à durée de vie limitée. Les choix en termes d’opérateurs renvoient à des visions politiques et ont des implications sur la façon dont se déroulent les opérations, leur coût et les possibilités de maintenance ultérieure de l’information foncière. Il n’est pas anodin de mettre en avant des instances communales ou, au contraire, une administration foncière centralisée, de mobiliser des géomètres experts munis de GPS à précision centimétrique ou des topographes locaux munis de décamètres. L’analyse d’une politique de formalisation exige qu’une attention particulière soit portée aux organisations et aux règles du jeu que les interventions mettent en place, ainsi qu’à la façon dont ces règles et organisations déplacent celles qui existaient ou s’y superposent – notamment les « dispositifs semi-formels » que nous avons évoqués. En pratique, on observe fréquemment une superposition d’instances, les nouvelles ne se substituant qu’en partie à celles qui préexistaient, ce qui aboutit à une complexification du dispositif local d’administration foncière plutôt qu’à sa réorganisation complète (Bierschenk, 2014).
Ces dispositifs sont donc des configurations d’acteurs, d’idées, d’institutions, mais aussi des configurations d’objets : formulaires d’enquêtes, cartes, GPS, registres, ordinateurs, décrets, certificats, etc., tout un appareillage technique plus ou moins sophistiqué, qui incorpore un certain nombre de (pré)conceptions concernant le foncier (par exemple celles discutées supra) tout en étant sujet à controverses quant aux opportunités et aux risques que son usage génère. Comme l’a montré la sociologie de l’action publique, celle-ci « est un espace socio-politique construit autant par des techniques et des instruments que par des finalités, des contenus, des projets d’acteurs » (Lascoumes et Le Galès, 2004 b : 12). Lever ou non les limites des parcelles avec des outils de précision, poser des bornes en ciment ou prendre en compte les marqueurs végétaux utilisés par les paysans, adjoindre ou non un plan parcellaire au certificat, désigner par son représentant un collectif familial détenteur d’une parcelle ou tenter d’en qualifier les contours, rien de cela n’est neutre.
Comme nous l’avons noté, les instances chargées de la mise en œuvre des procédures de formalisation ne sont pas de simples exécutrices du nouveau cadre légal : elles constituent des interfaces au travers desquelles la politique peut subir des transformations et des reformulations (encadré 4). Les lacunes, imprécisions ou ambiguïtés de la loi, mais aussi les contraintes opérationnelles de son application, ouvrent des espaces d’interprétation et de marges de manœuvre au dispositif d’intervention, du fait notamment de la nécessité de résoudre des problèmes pratiques au fur et à mesure qu’ils se posent, en fonction des lectures qui sont faites du nouveau contexte et des enjeux qu’il pose.
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Encadré – Les réinterprétations de la réforme légale de 1992
par l’administration agraire au Mexique
Au Mexique, l’administration agraire a adopté une position pro-ejido (les communautés locales) et anti-marché, qui s’est exprimée dans la façon dont la loi agraire de 1992 et le Procede (Programme national de certification) ont été interprétés et mis en œuvre. L’accent a été systématiquement mis sur le thème de l’organisation des ejidatarios, sur le respect de leur autonomie (Velazquez, 2009), sur la valorisation des terres distribuées par la réforme agraire comme un patrimoine à transmettre à ses enfants, sur l’importance du maintien de l’ejido comme institution foncière. En accord avec cette posture, et bien que la nouvelle loi permette la privatisation complète des terres ou les ventes de parcelles (en les restreignant toutefois aux résidents de la communauté), le développement du marché foncier a été présenté comme un phénomène dangereux, qu’il était de la responsabilité des instances de gouvernement éjidal de maintenir sous contrôle. Des dispositions spécifiques de la réglementation, qui font obstacle à l’enregistrement de fractions de parcelles certifiées et contraignent ainsi la marchandisation des terres, notamment dans les situations de ventes de détresse, ont également contribué à freiner ce développement. En alourdissant les procédures d’achat de terres éjidales, l’administration visait à protéger les ejidatarios et à maintenir une conception patrimoniale des terres de réforme agraire. Dans sa pratique, elle a négligé de diffuser l’information sur les cessions et les initiatives locales visant à fluidifier les transferts marchands de terres se sont heurtées, au moins dans les phases initiales d’application de la réforme, à un discours dissuasif, qui mêlait des éléments idéologiques (l’ejido doit être préservé) et des pratiques administratives. La perception de la réforme par les agents de l’administration agraire s’est ainsi conjuguée aux circonstances de sa mise en œuvre pour contribuer à en modifier le sens et la substance, les dispositions légales visant à faciliter les logiques locales de mise en circulation des droits étant entravées par ceux-là mêmes qui étaient chargés de les mettre en œuvre (Bouquet, 2009).
Ces ajustements locaux sont par définition hétérogènes, ils peuvent prendre la forme d’interprétations particulières des procédures réglementaires, voire de la philosophie d’ensemble de l’opération, et d’innovations locales, non prévues par le cadre légal ou par les instructions officielles. Ainsi, au Bénin, les équipes des projets de Plan foncier rural financés par le Millennium Challenge Account entre 2007 et 2011 ont, selon les cas, poussé à enregistrer les droits sous une forme individuelle ou, au contraire, au niveau de collectifs familiaux, pour gagner du temps, quitte à regrouper plusieurs parcelles. Le traitement des bas-fonds (qui relèvent légalement du domaine public et sortent du périmètre de l’intervention) a été hétérogène, certaines équipes y enregistrant des parcelles au nom de leurs occupants, pour éviter des conflits, au risque de recréer des distorsions légales (Edja et Le Meur, 2009 ; Lavigne Delville et Moalic, 2019). Ces réinterprétations par les agents des dispositifs d’intervention ont été également notées lors de la réalisation des Plans fonciers ruraux en Côte d’Ivoire (Chauveau, 2003) et au Burkina Faso (Jacob, 2009), et elles sont une situation récurrente dans toute opération foncière. Le pluralisme normatif « informe » en permanence les logiques des acteurs chargés de la mise en œuvre. Ceux-ci peuvent faire des choix stratégiques et instrumentaliser certains éléments matériels du dispositif de l’intervention, mais doivent aussi, souvent, répondre à des injonctions éthiques et opérationnelles contradictoires, à l’image du technicien de l’administration agraire mexicaine dont Velázquez (2009) décrit l’inconfortable situation entre sa hiérarchie et les groupes de paysans avec lesquels il travaille. Les règles promues par le projet peuvent ainsi être un « droit du projet », qui ne relève en toute rigueur ni du droit étatique, ni des normes locales (Roth, 2009), ce qui interroge sur la légitimité d’une telle instance à définir de telles règles.
Les problèmes de la mise en œuvre « par projets »
Du fait des moyens qu’elles réclament, les réformes foncières contemporaines sont souvent mises en œuvre non pas à travers l’action quotidienne des administrations foncières, mais à travers des projets, généralement financés par l’aide extérieure. Le « projet » a l’avantage de concentrer des ressources humaines et financières sur un temps et un espace donnés, pour des objectifs définis. Il mobilise des équipes dédiées à ses objectifs – là où les agents des administrations doivent faire face à une multiplicité de tâches – et leur offre des conditions de travail favorables. Il s’appuie sur un ensemble d’instruments et de savoir-faire en termes de programmation, planification, suivi des activités, qui assure normalement une exécution efficace et une gestion rigoureuse des moyens[1].
La mise en œuvre des politiques de formalisation sous forme de projets, comme pour tout projet de développement (Li, 2011 ; Mosse, 2005 ; Olivier de Sardan, 1995), pose néanmoins une série de problèmes :
– les projets technicisent les enjeux et bureaucratisent les démarches (Li, 2011). Ils induisent de nombreuses disjonctions entre objectifs politiques, structure du dispositif et pratiques. Comme toute intervention externe, ils suscitent des stratégies de réappropriation, détournement, réinterprétation aux différentes échelles et en particulier dans les arènes locales ;
– les projets priorisent leurs objectifs contractuels, de court terme, fondés sur des indicateurs opérationnels quantitatifs (nombre de parcelles couvertes, de guichets fonciers mis en place, de certificats délivrés) au détriment des objectifs institutionnels de long terme – et notamment la construction de compétences durables. Or, l’enjeu n’est pas tant de délivrer des documents de propriété que de mettre en place des dispositifs fiables et pérennes d’administration des droits ainsi formalisés ;
– pour les mêmes raisons, les projets tendent à instrumentaliser les organisations locales au service de leurs propres objectifs, plutôt que de les renforcer, par l’apprentissage, dans leurs capacités (Naudet, 1999). En conséquence, celles-ci ne se sentent pas engagées dans ce qui leur apparaît comme le projet des autres et ne sont ni équipées pour, ni incitées à construire les façons de poursuivre les tâches qui leur sont confiées ; elles tiennent le temps des projets et s’étiolent ensuite ;
– ce biais est d’autant plus fort que les moyens matériels assignés aux opérations de formalisation tendent à s’aligner sur les normes des projets internationaux, en décalage avec les salaires et les moyens matériels en vigueur dans les institutions locales ou nationales. Dès lors, les instances d’administration foncière décentralisée mises en place doivent gérer une pénurie financière post-projet qui rend difficile leur pérennisation, tant du point de vue de la permanence du personnel formé (qui accepte difficilement une baisse de ses revenus) que de la maintenance de leurs équipements (informatiques notamment) ;
– la temporalité des projets, souvent de 3 à 5 ans, est inadaptée aux contraintes d’adaptation et d’apprentissage de dispositifs complexes, ce qui aboutit à des mises en œuvre partielles, laissant des institutions locales peu expérimentées, démunies face à des problèmes pratiques non résolus ;
– enfin, l’organisation des politiques publiques par projets induit une forte hétérogénéité spatiale, entre les zones d’intervention et les autres. Cette hétérogénéité est d’autant plus structurante qu’elle est durable, le coût des opérations empêchant d’aller au-delà de quelques opérations pilote.
De plus, les projets sont marqués par les relations ambiguës entre États et bailleurs de fonds, qui les définissent et pilotent ensemble, mais dont les intérêts ne convergent que partiellement (Jacob et Lavigne Delville, 2019) :
– les bailleurs tendent à proposer un modèle prédéfini plus qu’une co-élaboration de solutions adaptées aux contextes. L’accord avec les États ne tient pas forcément à un consensus sur les objectifs politiques officiellement poursuivis (Rottenburg, 2009), mais à des convergences sur des objectifs secondaires (la mobilisation des moyens, l’équipement des administrations, etc.) et ne dure donc que le temps des projets ;
– malgré les appels à la coordination et à l’alignement derrière les priorités nationales, chaque bailleur (lorsqu’il y en a plusieurs) – et donc chaque projet – tend à introduire des spécificités liées à ses propres priorités, ce qui induit une hétérogénéité entre les zones d’intervention.
Pour toutes ces raisons, de nombreuses politiques de formalisation ne vont pas au-delà de la série de projets (comme au Burkina Faso, au Bénin, en Tanzanie, en Ouganda) : la mise en œuvre de la politique demeure limitée aux espaces couverts par les projets pilotes, le flou s’imposant au reste du territoire quant aux règles qui doivent s’appliquer en l’absence des dispositifs prévus (Hochet, 2014). Dans les zones d’intervention, au terme des projets, les dispositifs d’administration foncière sont laissés à eux-mêmes, la délivrance des certificats et des titres s’enlise, les mutations ne sont pas enregistrées ; faute de continuité, les acquis se délitent.
Temporalité de la réforme et temporalités de sa mise en œuvre
Ces risques sont accentués lorsque les projets sont censés préparer les réformes. Dans une logique séquentielle classique, la réforme institutionnelle établit le cadre des opérations de terrain : on ne peut intervenir sur la formalisation des droits que dans un cadre légal clair, permettant l’établissement de documents juridiques homogènes. Cependant, dans les pays sous régime d’aide, les bailleurs de fonds ont souvent d’abord impulsé des projets pilotes, qui visaient à tester des démarches et des outils, dans le but de convaincre les décideurs de la faisabilité des réformes. Les instruments y ont précédé la réforme, au risque de n’être que partiellement ou pas du tout intégrés dans son cadre réglementaire. Cela a été le cas avec les Plans fonciers ruraux promus en Afrique de l’Ouest (Côte d’Ivoire, Bénin, Burkina Faso) depuis la fin des années 1980, dont les acquis ont été très diversement incorporés dans les dispositifs des réformes : ignorés en Côte d’Ivoire (Chauveau, 2002) et au Burkina Faso (Hochet, 2014), ils ont d’abord été intégrés dans la loi foncière rurale de 2007 au Bénin, avant d’être marginalisés par le Code foncier et domanial de 2013, qui réaffirmait le caractère central du titre foncier (Lavigne Delville, 2020).
Inversement, lorsqu’une réforme légale a été votée mais que les dispositifs de sa mise en œuvre ne sont mis en place que sur les sites d’intervention de projets, l’insécurité foncière peut croître dans le reste du territoire, du fait que les pratiques antérieures ne sont plus légales sans que les nouvelles procédures puissent être appliquées. Ce qui pose la question de la durée des transitions et de l’organisation des situations intermédiaires.
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[1] Les projets n’échappent cependant pas toujours à la corruption, à la surfacturation, aux passations de marché clientélistes (Mathieu, 2007).
[1] Nous suivons ici la définition de Foucault qui caractérise le dispositif comme un ensemble hétérogène d’acteurs, d’institutions, d’idées et d’objets, plus précisément comme « le réseau qu’on peut établir entre ces éléments » (Foucault, 2001 [1977] : 299). Le dispositif revêt une fonction stratégique et performative, et il s’inscrit dans des relations de pouvoirs (voir Agamben, 2007, pour une discussion de la notion et Colin et al. [2009 : 28-2]) pour une application dans le contexte des politiques de formalisation des droits).
[2] Un critère complémentaire pourrait être l’existence ou non d’articulations entre les opérations foncières et des interventions de développement portant sur d’autres thèmes. Une telle articulation peut se jouer au sein d’un même projet (l’identification des droits fonciers au Bénin a été initialement conçue au service de la promotion d’investissements paysans en aménagement des terroirs) ou entre projets. Ainsi, au Cambodge, un projet de réhabilitation de polders a mobilisé le projet de formalisation des droits en cours dans le pays pour transformer les usagers des polders en propriétaires et légitimer à travers cela le paiement d’une redevance hydraulique qui n’existait pas encore dans la politique d’irrigation (Le Meur, 2015).
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